Combien de temps cela fait-il maintenant ? Pour moi, c’est comme si c’était hier. Les cris, les pleurs, les supplications, les malédictions, les… Tout. Absolument tout. Au point que le présent ne m’atteint presque pas. Pourquoi le ferait-il alors que j’ai fait bien pire et que cela me hante énormément. Au point que je crains de rencontrer d’autres personnes. Au point que, même si rien de mal ne se passe et que je ne ressens pas la douleur, je me punis pour chaque rencontre que je fais. Si cela pouvait mettre un terme à toute la souffrance que je sème, cela serait absolument parfait. Pourtant, pour le moment, il n’en est rien. Je ne fais que errer sans but depuis qu’on m’a laissé repartir. Je ne sais pas où je vais, je ne sais pas où je suis. Tout ce que je sais, c’est que je suis la route et, lorsqu’il faut choisir un chemin, je prends le moins peuplé ou celui qui est vraisemblablement le moins pratiqué. Cela m’a parfois amené face à des cadavres ambulants, mais j’ai toujours été sauvé par des groupes de cultivateurs qui me donnaient constamment un autre chemin à suivre pour être en sécurité. Je ne veux pas l’être. Toutefois, j’ai préféré écouter leurs conseils pour ne pas les froisser, ni les mettre en danger.

Ainsi, je suis sans doute passé par beaucoup de régions sans compter le temps qui est passé. Désormais, depuis quelque temps, je vois de plus en plus de tuniques violettes, de cheveux tressés et de cloches argentées… Tous les signes des membres de Yunmeng Jiang si j’en crois ce que j’ai pu entendre dire. Vais-je de nouveau être confronté à un grand clan de cultivateurs ? Je n’en ai pas spécialement envie, sauf si c’est pour mettre fin à mes crimes. Peut-être auront-ils plus de raison de me mettre hors d’état de nuire que Gusu Lan qui semble si vertueux qu’ils pourraient être capable de pardonner n’importe qui. Je ne veux pas prendre le risque de demander non plus, alors je n’ai qu’à continuer de marcher.

Mes forces me quittent petit à petit. Je le ressens. A cause de mes blessures ou de la faim. Ah… Puisque cela fait assez longtemps que je n’ai pas mangé et que mes blessures n’ont pas été soignées, je suppose que les deux sont les causes. Sans compter que ma forme physique est très faible depuis que je suis né avec des cheveux blancs. Une caractéristique détestée partout où je me rends. J’ai reçu des pierres, des coups et des injures en plus des marques que je me suis moi-même infligées sur mes bras. Je soupire tout en continuant de marcher sans but.

J’arrive finalement dans un lieu bien plus fréquenté que je n’aurais pu l’imaginer. Pourquoi suis-je venu par ici ? Enfin, avec le nombre de personnes ici, sans doute pourrais-je enfin en finir. Espérant que cela puisse être le cas, une petite lame discrète dans une main, j’entaille la peau de mon autre bras tout en continuant de marcher doucement. L’odeur de la nourriture fait gargouiller mon ventre, bien que je l’ignore totalement. Je ne veux pas me donner plus de force. Je n’en ai pas besoin. Cela serait faire du mal aux autres et il en est hors de question !

Après un moment à marcher entre les stands sans leur porter le moindre regard, je porte un regard sur mon bras. L’entaille est profonde, plus que la plupart que je me suis faites jusqu’à présent. Ah… il semblerait que j’avais raison. A peine que je pense ça que je sens une personne me percuter l’épaule, me faisant lâcher ma lame sur le sol et tomber au sol. Moins rapidement que je l’ai initialement voulu, je m’assieds sur les fesses en essayant de comprendre ce qu’il s’est passé. Pourquoi est-ce que je me retrouve ainsi ? Qui était-ce ? Pourquoi me percuter ainsi ? Sans réponse, et ne voulant pas chercher à avoir plus de contacts, je me relève précautionneusement, bien que cela soit difficile. Il est beau, l’ancien officier céleste… Pourquoi est-ce que mon existence ne s’éteint pas plus facilement ?

M'asseoir sur les fesses est difficile. Je dois manquer de force. Cela n'est pas étonnant compte tenu de ma situation. Le contraire l'aurait été quand on sait comment j'ai vécu -ou plutôt survécu- jusqu'ici. Je ne m'attendais toutefois pas du tout à sentir des mains se poser sur moi en l'aidant à me relever alors qu'une voix masculine s'excuse de m'avoir bousculé. Qu'il m'ait vu ou non ne m'importe guère en réalité. Je ne m'attendais même pas à être aidé alors que je suis plutôt détesté. Seul le clan de Gusu avait montré un peu de prévoyance à mon égard malgré leur grande méfiance. Le regard du jeune Lan Lei-An me revient en tête le temps d'une seconde quand j'y repense, écoutant à peine les questions qui me sont posées. Je me sens désorienté et le monde qui nous entoure, le bruit, ne m'aide pas vraiment dans l'entreprise de me concentrer. Est-ce la fin ?

Lorsque je sens un contact différent sur ma blessure, je la regarde un instant. Quelqu'un est en train de panser ma plaie en commençant avant tout par arrêter le saignement que j'ai moi-même provoqué. Mes yeux suivent ensuite les bras de l'homme qui m'a percuté. Il semble plus grand et mieux entraîné que moi. Ses cheveux noirs sont étonnamment courts. Je me demande s'il se rebelle contre les conventions sociales, s'il a des problèmes de santé ou s'il est réellement dans le déshonneur. Question que je ne me permettrai jamais de poser. Non seulement je ne le connais pas mais, en plus de cela… Non, rien ne devait être fait sinon les gens autour de moi vont de nouveau en pâtir. Il a la peau qui me paraît un peu bronzée, sans doute à force de rester souvent au soleil et ses yeux sont d'un bleu qui me font penser à une pierre précieuse. Il a l'air inquiet alors qu'il m'observe.

Une inquiétude qui paraît d'autant plus quand il me propose de m'aider en m'emmener dans un lieu où je serais soigné. Cela et le fait qu'il souhaite savoir comment je me suis blessé. Est-ce vraiment une bonne idée de lui répondre ? Il voudra sans doute me châtier quand il aura une réponse et, si tel est le cas, quel sera donc son courroux ? Comment va-t-il décider de me punir ? Je ressens un vif frisson d'effroi et des sueurs froides aux réponses qui me viennent. Il ne faut pas qu'il le sache ! Jamais ! Même si la lame n'est pas si loin de nous que ça, gisant parmi les fruits et les herbes, encore tâchée de sang. Si jamais il la trouve, fera-t-il le lien ? J'espère vraiment que ce ne sera pas le cas… Puis-je avoir bon espoir alors que nous semblons être entourés par de nombreuses personnes, sans doute arrêtées dans leurs activités par la curiosité. Cette dernière n'est pas un mauvais défaut, mais seulement lorsqu'elle ne devient pas malsaine. … Qui suis-je pour juger ce genre de choses ? J'ai fait bien pire que cela.

Pinçant les lèvres, je me demande ce qui me vaut tant d'inquiétude de sa part alors que je ne suis qu'un inconnu qui, en prime, à les cheveux blancs. J'ai finalement ma réponse alors qu'il se présente. Il est médecin et il doit simplement me voir comme une personne en détresse. Il… n'a pas tout à fait tort. Soyons réaliste une seconde, mon corps est dans un état lamentable depuis le temps que je le maltraite. C'est pire que lorsque je vivais encore au village. Et cela doit être la raison pour laquelle il me fait comprendre que je devrais le suivre. Pourtant… pourtant je préfère rester ainsi. N'y a-t-il aucun moyen pour moi de refuser sans en faire subir les conséquences à d'autres ? Je lui demande alors d'une voix éraillée, détournant mon regarde de sa main tendue pour les poser sur le sol :



Peut-être pourrait-il comprendre que je crains qu'on me fasse plus de mal ? Ce n'est pas cela, mais je ne me sens pas capable de préciser ma pensée. Cela serait avouer une partie de mon passé honteux et je ne le veux pas non plus. Cela serait sans doute encore pire que refuser qu'il me vienne en aide. Quoique… S'il est comme celui qui a détruit mon village, alors ce ne sera pas si différent en réalité.

Que devrais-je en penser ? Ai-je finalement mené des innocents à leur mort, encore une fois ? Vais-je à nouveau être à l’origine d’une nouvelle catastrophe ? Je n’aurais vraiment pas dû poser cette question. Elle paraît anodine, représentant simplement mes craintes. Pourtant, à mes yeux, chaque mot que je prononce n’est qu’une malédiction de plus. Je ne sais pas ce qui arrivera à chaque mot prononcé. Et j’ai beau les réfléchir, finir par me rendre compte que tout le monde n’est pas comme celui qui m’a vu tel que je suis réellement, je ne peux m’empêcher d’imaginer le pire. Au point que je me maudis chaque fois que je prononce finalement une phrase comme celle-ci. A vrai dire, même un “bonjour” serait de trop, bien que cela puisse être la moindre des politesses. Je ne me sens pas capable de porter un nouveau péché. Pourquoi toutes ces blessures ne peuvent-elles pas être suffisantes pour me faire disparaître ?

Bien que je ne le regarde plus, je peux apercevoir vaguement un mouvement devant moi. Je n’ose pas relever la tête pour vérifier. Le regarder pourrait-il lui apporter une souffrance qu’il ne devrait pas porter ? Mieux vaut l’éviter… Toutefois, je l’écoute. Je l’écoute me dire qu’il ne compte pas me forcer à quoi que ce soit si je ne le veux pas. Il a beau dire, ne serait-ce pas rejeter sa bonne foi ? Ne serait-ce pas comme à Xiā ? Là-bas aussi, je n’ai pas accepté l’aide qu’on me donnait. C’est pourquoi j’en suis là…
Son objectif, hein ? Finalement, nos deux objectifs sont diamétralement opposés. Je souhaite disparaître et lui veut me sauver. Comment pouvons-nous nous défaire de cette dualité ? D’autant plus qu’il ne semble pas être le genre de personnes qui savent abandonner. Et pourquoi voudrait-il me sauver tout spécifiquement ? Il ne sait rien de moi… Si je venais à lui dire combien je suis mauvais et que je devrais quitter cette terre au plus vite, je pense pouvoir m’attendre à un refus total de sa part. Il doit être un de ceux qui ont le cœur sur la main au point de ne pas savoir quand s’arrêter. … Comme je le fus par le passé…

Je ne sais pas ce que je devrais lui répondre. Ce qui ne semble pas le déranger outre mesure puisqu’il me propose une autre solution que venir à l’infirmerie de son clan. Ce n’est pas vraiment ce qui me dérange en réalité. Il est vrai que si je peux éviter la destruction d’un clan d’une manière ou d’une autre ce ne serait pas plus mal. Si seulement le cœur du problème qui se pose pouvait être si simple, j’aurais accepté sans condition. Toutefois… refuser est-il vraiment dans mes cordes ? Que je fasse l’un ou l’autre ne revient-il pas au même ?
Et maintenant, voilà qu’il me propose à manger… Manger en ayant mes blessures examinées… Jusqu’où compte-t-il aller au juste pour me convaincre ? Bien sûr, pour toute autre personne, ce serait on ne peut plus normal. Il fait bien. Vraiment. Mais pour moi…
Repartir l’esprit tranquille… Suis-je donc seulement en train de lui ajouter un poids inutile sur les épaules à cause de mon état ? Pourtant, s’occuper de moi ne le mènera à rien de bon. Mon regard se pose sur ma blessure qui l’a préoccupé plus tôt. Devrais-je accepter et tout recommencer en me disant qu’au moins il n’aura plus à s’en faire pour moi ? Ou devrais-je essayer de m’en aller en lui disant que tout ira bien au risque de lui faire du mal ?

… Je ne sais pas quand abandonner.
Mes yeux se posent sur lui alors qu’il semble ramasser les fruits, légumes et herbes qui sont tombés au sol. Doucement, je me mets enfin sur mes pieds tout en ayant en main l’un des fruits qui devaient lui appartenir de prime abord. Je m’approche de lui et lui tend son bien. Je découvre alors qu’il a trouvé ma lame. Je me demande ce qu’il peut bien penser en voyant cela…



Toutefois j’espère qu’il n’espérera pas me revoir un jour puisque je ne compte pas vraiment survivre. Peut-être devrais-je aller là où le danger rôde pour laisser ce dernier me faucher. Au moins, de cette manière, ce serait plus rapide que tous les moyens que j’ai utilisés jusqu’ici. Je me demande s’il se rend compte combien je n’ai plus rien, combien j’ai tout abandonné. Je ne suis plus qu’une âme qui erre, tels ces fantômes errants perdus sur terre sans aucun but.



De cette manière, peut-être, pourrais-je ne pas faire plus de choix que je n’en ai fait jusque-là. C’est déjà, pour moi, beaucoup trop…