Pensif, je bois mon thé en écoutant la réponse de mon père. Je me demande s’il est au courant de toutes ces amitiés qui se sont révélées n’être que de douloureux fiascos, me laissant plus seul que jamais. Je ne compte pas lui en parler quand bien même il s’agit de la source de mon manque de confiance en moi concernant ma relation avec autrui. Comment ces trois cadets pourraient-ils s’appuyer sur moi si, finalement, personne n’est resté à mes côtés bien longtemps ? Aussi, la colère des cadets survivants, hormis Lei-An, me pèsent douloureusement. Ils m’en veulent pour la mort de leurs amis et je pense qu’ils n’ont pas tout à fait tort, même si on a essayé de me faire penser le contraire. Enfin… Le problème n’est pas vraiment là. J’ai abandonné l’idée de pouvoir m’approcher d’eux à nouveau. Toutefois, cela resterait un miracle que ces trois cadets acceptent de me garder à leurs côtés sur le long terme, à mes yeux.

La confiance entre un maître et son élève… Justement, celle de Lei-An est acquise, mais qu’en est-il des deux autres ? L’écoute, je la donne sans aucun problème non plus, me semble-t-il.
Je me demande ce que mon père sait exactement de mon parcours. Il doit connaître mes facilités puisque j’ai été promu maître à l’âge de vingt-deux ans à sa demande. Donc, j’imagine qu’il parle de cela. Et je ne peux lui donner tort. Avec ce que j’ai appris de Yīshī Shīfu concernant ces enfants, eux aussi ont certaines facilités, surtout Lei-An.



Dans tous les cas, je ne saurais pas ce qu’il se passera sans essayer. D’autant plus que, encore une fois, l’idée de les laisser aux mains de quelqu’un d’autre me déplaît. Je termine ma tasse de thé, écoutant les paroles rassurantes que pourrait me donner mon père. Finalement, je ne lui parlerais pas de la sécurité du clan. Je lui proposerais un plan quand je l’aurais fait, en lui expliquant le problème que j’entrevois si nous laissons les choses ainsi. Nous ne pouvons pas continuer à avoir une confiance aveugle en notre barrière, même si je sais qu’elle nous protège très bien. Qui sait ce qu’il pourrait advenir si elle venait à se briser envers et contre tout ? Avec un tel laxisme, sans doute ne pourrions-nous pas nous défendre efficacement quel que soit le danger. Je ne veux pas laisser des membres de notre clan mourir sans pouvoir se défendre. Pas encore…

Lorsque notre conversation est terminée, j’hésite mais fini par me lever pour m’incliner respectueusement devant mon père. Je ne suis pas sûr de ce que je pourrais faire d’autre pour lui dire au revoir alors que je lui dis malgré mes doutes :



Je me redresse et, rougissant légèrement de gêne en baissant légèrement la tête, j’ajoute plus doucement et moins formellement :



Que ce soit lui, mes frères, ma soeur… mon neveu ou même Yīshī Shīfu dont j’ai pu entrevoir l’inquiétude lors de notre dernière conversation. Je m’en veux mais je ne sais pas quoi faire, à part tenter de me rapprocher d’eux, à nouveau, pour me faire pardonner.

Sortant du bureau de mon père dans l’idée de rejoindre Lei-An, je repense aux dernières paroles que nous avons échangées et à cette étreinte on ne peut plus chaleureuse qu’il m’a accordée. Pourrais-je un jour être capable de faire un tel geste ?
Ce qui me perturbe le plus, toutefois, c’est qu’on ne soit pas fait pour être seuls selon les dires de mon père. Dans ce cas, pourquoi ai-je donc été si seul pendant tout ce temps ? Qu’est-ce qui fait que je n’ai pas réussi à trouver ma place aux côtés des miens ? Ma personnalité si j’en crois les dires de certains. C’est assez compliqué d’en savoir plus et je doute être dans la possibilité de me renseigner auprès de ceux qui me l’ont fait savoir. Surtout maintenant. Alors, autant me concentrer sur ce que je dois faire et… passer plus de temps avec ma famille, je suppose. En aurais-je le temps ? Au moins, je suis soulagé de savoir que mon père ne m’en veut pas pour mes erreurs passées et qu’il me donne la chance de me racheter auprès de lui, de profiter du temps qu’il nous reste ensemble. Un soulagement et un sentiment plus chaleureux que j’ai tenté de lui rendre à travers notre étreinte, mais je doute que cela se soit vu à travers mes gestes. Comment pourrais-je le lui faire savoir, dans ce cas ?

Tout en me déplaçant au sein de Yushen Buzhi, je tente de me renseigner sur le lieu dans lequel serait allé Lei-An. Après tout, je dois lui parler. Maintenant dans le meilleur des cas. Puisque personne ne l’a vu mais que je sais qu’il va régulièrement à la bibliothèque et à l’infirmerie pour parfaire ses connaissances, je me dirige vers le premier. Puisque j’ai vu Yīshī Shīfu plus tôt, je préférerais ne pas l’inquiéter davantage.

A première vue, il n’y a pas grand monde dans notre bibliothèque. Je note tout spécialement l’absence de Sūn Zàizhī Shīfu. Je vais donc devoir chercher par moi-même le jeune en espérant que nous ne ferons pas que nous croiser. Sinon, je vais devoir le faire appeler dans mon bureau et je doute que nous puissions avoir une discussion décontractée dans ce cas. Cela pourrait le stresser plus qu’autre chose… Je garde donc mon espoir que la chance ne me tourne pas trop le dos et commence à chercher dans chaque rayon la présence de mon cadet. Je trouve ce dernier dans la section des maîtres, un livre ouvert à la main. Du peu que je peux en voir, il semblerait que cela concerne… les malédictions ? Aurait-il vu ou entendu quelque chose à mon propos ? A moins qu’il ne soit plus inquiet que je le pensais à cause de cette utilisatrice de Yuan Qi que j’ai tuée ?

Quoi qu’il en soit, il est vraisemblablement très concentré sur sa lecture. Il ne m’a pas du tout remarqué. Sans doute que, quoi que je fasse, je vais lui faire peur. Je décide donc de faire le tour pour me trouver face à lui et, cela fait, je passe brièvement une main devant sa lecture pour attirer son attention. J’aurais pu me montrer sévère et le punir pour avoir outrepassé ses droits. Quiconque à ma place l’aurait fait. Pourtant, c’est avec un sourire amicale que je lui dis :



Je le laisse me répondre avant de lui demander :



Avant de commencer toute autre conversation, j’aimerais en connaître un peu plus sur ce qui le pousse à lire un tel livre et, peut-être, l’aider à s’apaiser un peu. Enfin… sans être hypocrite non plus puisque les risques ne sont et ne seront jamais nuls. Il n’y a seulement pas besoin de devenir paranoïaque à ce propos. Je me demande seulement s’il aura confiance en moi concernant ce problème-là.

Je ne m’attendais pas du tout à ce que Lei-An me renvoie ma propre question. Pas que ce ne soit pas son genre. Au contraire, il est bien trop gentil et polie, de ce que je sais de lui, pour que le contraire se produise. C’est simplement que je n’y avais pas pensé du tout. Sans doute que j’avais trop l’esprit bloqué sur mes questions et mes doutes pour me rappeler qu’il pouvait lui aussi me poser la question, que ce soit par politesse ou gentillesse. Je lui souris finement pour répondre avec une tendresse dont je ne me rends pas compte :



Bien sûr, j’ai des doutes et cela me travaille. Toutefois, malgré ces petits désagréments, mes blessures ne me font pas mal et l’allier que je viens de me faire m’apporte un léger apaisement concernant mes inquiétudes liées à ma malédiction. Inquiétudes que je ne souhaite pas vraiment partager, bien que le livre que porte mon cadet m’apporte la possibilité que je ne puisse pas la cacher très longtemps. Du moins, pas à lui. Puis, si je souhaite qu’il se confie à moi… Non. Partager mes faiblesses pourraient l’amener à se méfier d’autant plus de ce qui nous entoure et l’empêcher de se détendre alors que c’est justement ce que je souhaite éviter. De toute façon, je verrai bien ce qu’il en est selon la réponse à ma question. Maintenant, je n’ai plus qu’à attendre de savoir pourquoi il a entre les mains un livre qui porte sur les malédictions, outre son habitude de piocher dans les ouvrages qui ne sont pas de son niveau, ce que je ne compte pas lui reprocher. Ce ne serait qu’hypocrisie de le faire alors que moi-même j’avais un droit d’accès parce que mes connaissances me le permettaient par le passé.

Depuis qu’il a remarqué ma présence, j’ai comme l’impression de noter deux émotions en lui. La crainte et, peut-être, la honte. Il ne s’attendait certainement pas à être surpris et j’imagine qu’il s’attend à des remontrances voire une punition. Une réaction normale pour un cadet pris sur le fait mais étrange venant d’une personne à qui on laisse voir des ouvrages qui lui sont normalement interdits. Dois-je comprendre que le maître bibliothécaire ne lui a pas donné l’autorisation de venir dans cette section ? Dans la mesure où il est absent, c’est on ne peut plus probable. Quant à la crainte, j’imagine qu’elle vient de la punition que je pourrai lui donner, ou d’avoir trahi ma confiance. Seul lui pourrait me le dire.

Malgré tout, c’est honnêtement qu’il m’avoue avoir été présent dans la pièce dans laquelle mon nouvel allié a été envoyé lors de notre venue à l’infirmerie. Ainsi, par la faute d’un malencontreux malentendu, Lei-An a appris que je suis maudit. Je ne sais pas si je dois rire de la situation, me sentir soulagé de ne pas avoir à lui annoncer la nouvelle, ou pleurer de ne pas pouvoir le cacher. Je doute que mon cadet en soit venu à en parler à qui que ce soit sans mon accord et c’est déjà une bonne chose que je puisse lui faire confiance à ce propos. Pourtant, je sens que je vais devoir lui donner de plus amples explications puisque je comprends maintenant que sa lecture du livre parlant des malédictions est étroitement lié à mon état.
J’aimerais pouvoir lui dire que je ne lui en veux pas, mais le temps que je trouve les bons mots, il reprend en m’expliquant vouloir comprendre ce qu’est une malédiction et comment réagir face à ce genre de phénomène, bien qu’il sache pertinemment qu’il ne sera pas en mesure de m’aider à l’heure actuelle. Son désir de me soutenir me fait chaud au coeur tout en me faisant comprendre à quel point mes aînés avaient raison en me disant que Lei-An tient à moi bien plus que je n’ai pu le comprendre.

Doucement, je lui pose une main légère sur son épaule dans l’espoir de le rassurer un peu. Et, d’une voix calme et limpide, je lui annonce :



En l’état actuel des choses, il n’est plus question de lui cacher et je compte sur le calme de la bibliothèque ainsi que l’absence d’autres membres du clan pour satisfaire sa curiosité. Puis, parler des malédictions ne signifie pas que je suis maudit. Tout va bien…

C’est avec son accord que je nous mène à une petite table dans un coin de la bibliothèque. Je me demande par où commencer et si cette conversation pourrait me mener naturellement à lui parler de ce qui m’amène initialement à lui. Après tout, je m’apprête à lui enseigner et son inquiétude m’amène à penser qu'un rapprochement entre nous est réellement possible. Si tel est le cas, le problème venait effectivement de moi…



Cela ne sert à rien de lui faire part que, contrairement à lui, je ne piochais pas dans les sections sans autorisation, au point que c’était le maître bibliothécaire qui me les glissait parmi ma liste de lecture. Cela ne fera sans doute que l’accabler davantage et ce n’est pas bon but. Dans ce cas, autant répondre à sa question concernant les malédictions.



Maintenant que cela est dit, je préfère attendre de savoir ce qu’il en pense et d’observer ses réactions. J’aurais tout le temps de lui parler d’autre chose par la suite. Après tout, j’ai prévu de lui parler, qu’importe le temps que cela prendra, et mon père m’a bien fait comprendre que je n’ai aucune urgence dans mon travail. Enfin, cela dit, je ne suis pas encore capable de m’en détacher totalement et je compte bien plancher sur nos problèmes de sécurité dès que j’aurais du temps libre. Avec cela de fait, peut-être pourrais-je avoir l’esprit un peu plus libre ?

J’ai comme l’impression que notre clan est parfois un peu trop strict pour qu’un cadet se sente aussi coupable de vouloir se renseigner sur un problème auquel il est confronté. Non seulement nous les empêchons d’en savoir plus en se documentant par eux-même dans les sections de plus haut niveau, ce qui est normal quand ils ne sont pas encadrés et guidés afin qu’ils aient une bonne compréhension, mais, en plus de cela, je doute qu’ils puissent avoir les réponses auprès des Shīfu bien peu laxistes pour pouvoir accepter de satisfaire la curiosité des plus jeunes. Je pense qu’il serait bien qu’on puisse accepter de répondre aux questions des plus doués malgré le programme établi. Après tout, comme le cas de Lei-An le démontre, il est impossible de ne pas s’adapter à certaines situations. Avancer pas à pas, oui, mais pas scrupuleusement non plus.

Puisque je m’engage à devenir le Shīfu de Lei-An, je prends la responsabilité de répondre à ses questions et de l’autoriser à emprunter cet ouvrage qui ne devrait pas être pour lui. Puisque j’ai toute son attention et que je sais combien il est sérieux dans ce qu’il entreprend, je n’ai aucun doute qu’il comprendra la gravité de ce sujet. D’autant plus que ce dernier me concerne. N’est-ce pas parce qu’il l’a dores et déjà compris qu’il est venu se renseigner là ? J’en suis persuadé. Que pourrions-nous demander de plus ?
Son hochement de tête et sa détente me prouvent combien j’ai raison. Il est si sérieux qu’il sait ce qu’il risque en faisant de telles actions. Il connaît le caractère strict de ses Shīfu et du clan. Cela ne serait pas le cas sans une bonne étude de nos règles. Ce qui prouve qu’il est bel et bien sérieux dans ce qu’il fait. Peut-être un peu trop parfois…

Maintenant, il est assuré de n’avoir aucune punition pour ses actes et nouvelles connaissances. J’ai cru déceler de l’intérêt dans ses yeux après je lui ai parlé de mes facilités passées, mais je ne saurais en être assuré. Après tout, sa posture et son attitude n’ont rien à voir avec cela. Ce doute que j’ai me prouve à quel point je connais mal mon cadet. Pour le moment tout du moins. Je compte bien changer ce fait en le côtoyant régulièrement, en lui enseignant et en le guidant du mieux que je puisse.
J’ai d’ailleurs l’occasion de commencer alors que je guette sa réaction face à ce que je viens de lui apprendre concernant les malédictions. Je doute qu’il puisse être aidé pour comprendre ma situation réelle dans la mesure où je lui ai seulement donné une définition générale, bien qu’elle ne s’en détache pas totalement non plus.

La question qui vient n’est pas totalement inattendue. Vu la curiosité de mon élève, je m’attendais à ce qu’il veuille approfondir le sujet et mieux comprendre ma situation. Pourtant, j’ai mal… Je sais ce qui fait que je n’ai pas été totalement touché par la malédiction et y repenser est douloureux. Je revois l’image de cette femme sous le fil de mon épée. Cette sensation toute particulière… Je ne suis pas encore parvenu à me pardonner mon geste bien qu’on m’ait assuré que je n’aurais pas pu faire quoi que ce soit d’autre pour lui venir en aide.
Je ne suis pas certain de l’expression que je lui montre. Je suis persuadé de ne pas être très expressif, mais pour une personne aussi observatrice que lui, je ne peux qu’émettre le doute qu’il ne l’ai pas remarqué. Ce n’est que d’autant plus évident quand il baisse la tête, démontrant sa honte comme lorsque je l’ai rencontré pour avoir enfreint le couvre-feu. Ou lorsque je l’ai surpris en train de lire le livre que je lui ai permis de prendre avec lui.

Dans l’espoir de l’apaiser un peu, je tente de lui sourire légèrement. Il n’a rien fait de mal et, pour aller au fond du problème, passer par cette réponse est une obligation. Mais quelle sera sa réaction en apprenant que j’aurais pu ne plus pouvoir cultiver, ne pas être son Shīfu ? Je doute que cela soit facile pour lui à appréhender puisqu’il s'investit plus que de raison dans la cultivation.
Je n’ai pas le temps de répondre qu’il parle, comme en pleine réflexion, émettant ainsi la possibilité de m’aider en apprenant à mieux comprendre ma malédiction. Est-il en train de me donner la raison pour laquelle il voudrait connaître la réponse à sa question, ou cherche-t-il activement un moyen de me venir en aide ? Dans les deux cas, je me sens à la fois fier de son altruisme, inquiet de son investissement si profond, et mal à l’aise de parler de ce sujet que je n’ai pas encore accepté. Je le cache du mieux que je le peux derrière le calme que je ne ressens que peu. Si je me force à l’être, peut-être pourrai-je le rester au mieux. Quoique… Yishi Shifu et mon père m’ont fait comprendre que je devrais apprendre à m’ouvrir aux autres. Mais le puis-je sur ce sujet devant mon cadet qui s’investit déjà plus que de raison ? Dans le doute, je préfère lui répondre honnêtement tout en cachant au mieux combien je me sens mal face à ma situation.



Pas que cela soit le cas maintenant, mais je ne sais pas vraiment comment lui avouer que je ne peux plus utiliser le Qi comme je le souhaite. Je ne veux pas l’inquiéter plus que de raison, pas plus qu’il ne l’est déjà. Sans compter que je n’ai toujours pas digéré l’information moi-même. Étant le premier concerné, j’ai besoin d’un peu plus de temps. Pourtant, cela me donne la sensation de ne pas être très honnête à son égard. J’ajoute donc, mes yeux se baissant sur la table :



J’espère qu’il sera en mesure de me comprendre sur ce point. Certes, j’ai souhaité le cacher, éviter qu’on s’inquiète plus que de raison pour moi. J’ai voulu gérer la situation par moi-même avec un petit nombre de personnes au courant. J’aurais préféré ne pas inquiéter les plus jeunes avec mon état pour lequel on ne peut malheureusement rien faire pour le moment.