Toute ma vie repose sur celle qui la précède. Ce n’est sans doute pas la vision de tous ceux qui m’entourent. Personne ne sait ce qu’il s’est passé avant ma renaissance. Peut-être ont-il pu entendre parler d’un “dieu” ayant amené des milliers de personnes à mourir en essayant de “gagner plus de gloire”. Je ne fais pas vraiment attention à ce genre de discussions entre les villageois pour ne pas ralentir dans les tâches qui m’ont été données. De ce fait, je ne suis pas sûr de ce qu’ils en pensent. Je ne peux que faire des hypothèses peu reluisantes et ils auraient raison si tel était vraiment le cas. Après tout, je suis bien placé pour savoir ce qu’il s’est passé. Pour connaître ma faute. Certains officiers célestes sont persuadés que retourner sur terre est une punition bien suffisante pour s’affliger en plus de cela. Personnellement, je n’ai pas l’impression d’avoir payé. Je vois cela comme une chance qui m’a été donnée de tout recommencer si tant est que je parvienne à me pardonner moi-même. Et encore… Même si je me pardonne, comment savoir si la colère de mes anciens amis et collègues a pu s’apaiser ? Comment prétendre pouvoir avancer d’une manière ou d’une autre alors que certaines de ces âmes que j’ai moi-même fauchées sont peut-être encore coincées sur cette terre avec leur rancœur. Je n’ai pas cette prétention et je préfère me fustiger inutilement au lieu de prendre des libertés que je n’ai peut-être pas. Comme… la liberté de me libérer de la souffrance que je subis depuis ma renaissance. J’en ai le pouvoir, mais pas la volonté.

Depuis ce matin, la chaleur est étouffante. A cause de cela, il m’est souvent demandé de puiser de l’eau entre mes autres tâches. Je ne cesse de courir et je me rends compte que, cette fois, cette préoccupation est telle qu’ils en ont oublié de me donner ma pitance. Qu’il en soit ainsi. Je préfère me concentrer sur les diverses occupations qui me sont données que sur mon ventre vide qui me donne des vertiges. Cela me rappelle le temps que je passais à m’entraîner à la maîtrise de l’épée dans ma vie précédente. Je n’étais pas aussi affaiblie, et mes cheveux étaient d’un magnifique noir luisant, mais mon corps connaissait une faiblesse que je voulais surmonter à tout prix. Et j’ai réussi. A force d’efforts, de détermination et de courage, j’ai fini par y arriver. Il n’y a donc aucune raison pour que je ne sois pas capable de le faire maintenant. C’est ce que je me dis alors que je répare quelques filets à l’ombre d’une maison sous les regards durs des pêcheurs. Craignent-ils encore que je puisse me rebeller même si je ne l’ai jamais fait d’une quelconque manière ? Ils vont finir paranoïaques à force de voir en moi des capacités que j’ai mais ne montre jamais. Me battre, oui, mais jamais pour ma propre personne. Et… puis-je encore prétendre pouvoir sauver les autres ?

Midi. La chaleur est pire que pendant la matinée. On aurait pu me faire travailler encore plus à cause de cela, mais il semblerait que l’eau apportée pendant la matinée ait été suffisante. Il m’a donc été donné un maigre repas que je mange avant de m’atteler à mes autres tâches. Je profite du calme pour prendre le linge sale de la famille qui m’a vu naître et vais à la rivière qui se trouve un peu plus loin. Je prends un peu de temps pour boire, m’hydrater, avant de commencer à laver l’énorme pile de linge. J’ai pris l’habitude, le coup de main comme on dit. Je me rappelle que les quelques premières fois je n’étais pas certain de la force à mettre. De ce fait, je devais soit relaver la totalité du linge, soit rapiécer les vêtements déchirés. Je me rappelle encore de la colère des Hé et des coups qu’ils me donnaient. Désormais, je pense que je peux être vu comme un bon travailleur, je pense.

Je suis sur la fin de ce travail quand je sens une vive douleur dans mon dos. Je me retourne pour voir de quoi il s’agit, au cas où, n’ayant pas émis de son face à la douleur. Je dois être habitué, maintenant. De plus, les pleurs n’ont jamais aidé dans ce genre de situation. J’ai appris à le supporter puisque la situation est la même que lorsque j’ai été banni du ciel et que cela doit faire partie de ma punition.
Je soupire en constatant que les enfants des villageois me jettent des pierres. L’une d’elle atterrit sur mon front, me faisant froncer les sourcils. Je peux sentir le sang chaud et poisseux couleur sur mon visage, me faisant automatiquement reculer la tête pour ne pas salir le linge. Je n’ai plus qu’à trouver de quoi panser la plaie… En y réfléchissant, je laisse les plus jeunes me frapper avec ce qu’ils trouvent sur le sol. Que ce soit par lassitude de mon manque de réaction ou parce qu’un voyageur vient par là, les coups cessent soudainement et je suis laissé seul. J’en profite pour poser le haut dont je m’occupais avec le reste et déchirer mon propre haut pour le nettoyer rapidement dans la rivière. Je l’essore avant de bander ma blessure. Cela me donne un air misérable, si j’en crois mon reflet déformé par les remous de l’eau. Qu’à cela ne tienne, je n’ai jamais vraiment fait attention à mon image depuis que je suis né ici. Je reprends donc le haut pour terminer de le laver. C’est le dernier avant de tout accrocher derrière la maison.

Ma tête me fait une sensation de pulsation assez étrange. Je me demande si la blessure qui m’a été faite par les enfants est plus grave que je le pensais. Non, ça passera. Après tout, je viens seulement de recevoir un coup. C’est normal que je ressente des sensations différentes. Sans doute que cela devrait être douloureux. En plus de ça, le soleil tape vraiment fort, aujourd’hui. J’espère que je ne vais pas tomber malade. Cela me ralentirait beaucoup dans mes tâches et on me frappera. … Un juste retour des choses. Je devrais recevoir bien plus de châtiments du genre pour payer mes erreurs passées. Pourquoi m’a-t-on banni de la sorte sans m’empêcher de revenir ? Cela aurait été bien plus juste. Même garder les souvenirs de ma vie antérieure ne me semble pas suffisant, bien que cela laisse une plaie béante dans mon cœur. Cette petite douleur que je devrais ressentir ne vaut pas la souffrance infinie de ces milliers de personnes : ceux qui ont péri par ma faute et leurs proches. A-t-on eu pitié d’un pêcheur comme moi ? Cela n’a aucun sens. Mais j’imagine que tenter de comprendre les pensées de l’Empereur des Cieux est impossible.

Une ombre me couvre alors que je nettoie toujours le linge. C’est étrange, rien ne devrait cacher le soleil de manière naturelle puisque même les nuages ont décidé de ne pas venir aujourd’hui. Il s’agit donc d’autre chose. Intrigué, je lève les yeux d’un côté puis de l’autre jusqu’à ce que mes yeux se posent sur une personne inconnue. Il ne me semble pas avoir vu cette personne auparavant. Il a l’air jeune, mais fort peu aimable. En colère ? Je me demande ce qui a bien pu le mettre de si méchante humeur. Moi ? C’est la seule hypothèse qui me vient alors qu’il me pose une unique question d’une voix clairement agressive. Que lui ai-je fait, exactement ? En quoi le fait que je lave du linge l’énerve-t-il à ce point ? Parce que je suis un homme et que cette tâche revient aux femmes ? La belle affaire. Mais puisque cela lui tient tant à coeur, je ne peux pas l’ignorer. Et même si ce n’était pas le cas, je ne le pourrais pas. Je suis d’avis que toute question se doit d’avoir une réponse, même si celle-ci est déplaisante. Un avis que je n’ai pas respecté alors qu’on me demandait des comptes par le passé, ne voulant pas me chercher d’excuses alors qu’il était clair que j’avais commis une faute grave.



Je me demande s’il est le voyageur que j’ai aperçu plus loin alors que les enfants me lançaient des pierres. Dans ce cas, est-ce ma réaction face à leur méchanceté qui le met dans cet état ? A quel point est-il concerné par tout cela ? A-t-il connu une personne se faisant maltraiter avant moi ? Ou en était-il une ? Au vu de son apparence atypique, peut-être autant que la mienne, cela ne serait pas très étonnant. Ou bien… Est-il gentil au point de vouloir aider toutes les personnes qui souffrent ? Il ne devrait pas se laisser aller à de tels élans sans quoi il en pâtira sans doute un jour. D’autant plus que je ne peux pas accepter son aide. Je l’apprécie, vraiment. Toutefois, il m’est impossible d’accepter de me détacher de cette souffrance amplement méritée. Surtout que je suis certain que, comparé à d’autres, je ne suis pas si mal lotie. Mais sera-t-il capable de le comprendre alors qu’il semble être une personne ayant le sang chaud ? Que pourrais-je faire pour l’apaiser un peu ?

Les yeux de mon interlocuteur sont d’un rouge qui me fait froid dans le dos. Je les reconnais. Je sais d’où vient cette couleur et je me demande encore plus vivement si je serais capable de calmer la colère qui semble le faire bouillir. Cette personne est une utilisatrice de YuanQi, une énergie qui fait perdre la tête quand on est trop longtemps à son contact. Combien de temps cela fait-il pour cette personne ? Assez pour que ses émotions influent sur la couleur de ses yeux et mettent en danger les personnes qui le mettent de mauvaise humeur, je suppose. Sauf que, dans mon état, je ne peux absolument rien faire pour l’aider. Je n’ai pas créé mon Jindan, si cela est possible, ce qui m’empêche d’avoir le moindre pouvoir de purification. Et, même avec cela, mon domaine de prédilection reste le combat à l’épée. Même si je le pouvais, cela serait extrêmement difficile pour moi de le purifier. Dans mon état, ces chances sont vouées à l’échec, tout simplement. Toutefois, je sais que dans la région il existe un imminent clan de cultivateurs qui seraient capables de cela. Je doute seulement qu’il accepte de s’y rendre. Encore une fois, je me rends compte de mon inutilité dans cette situation.

Heureusement, le voyageur semble se calmer un peu puisque ses yeux reprennent leurs couleurs d’origine. Des yeux qui n’ont rien de commun mais que je trouve extrêmement jolies. Je l’observe tout comme il semblait le faire avant de venir s’installer à mes côtés. J’en profite pour vérifier l’état du vêtement avant de l’essorer consciencieusement. J’obtiens alors le fond de sa pensée et la réponse à quelques-unes de mes questions : je suis bel et bien la raison de sa colère. Ou, plus exactement, c’est ma réaction face aux violences que j’ai subies qui le met dans cet état. Il semblerait qu’il ne supporte pas qu’on puisse trouver normal un tel comportement, et je ne peux que comprendre ce qu’il veut dire par là. Ma situation est quelque chose qui ne devrait pas exister mais que j’accepte malgré tout pour des raisons purement personnelles. Pourtant, si j’avais été témoin d’un enfant se faisant maltraiter, je suis certain que j’aurais tout fait pour améliorer la vie de celui-ci. Personne ne devrait avoir à souffrir de la sorte. Pourtant, je sais combien le monde est injuste et qu’il ne s’améliore qu’avec une lenteur frustrante. J’aimerais pouvoir aider à cette amélioration, mais en suis-je vraiment digne avec mes mains tâchées du sang et des larmes de milliers d’innocents ?

Après avoir posé le linge dans le panier à mes côtés, je regarde mon interlocuteur qui fait de même. Ses yeux ont repris cette couleur angoissante que je regarde pourtant avec calme. Je suis nerveux à l’idée de ce qu’il pourrait faire sans que je puisse l’arrêter, mais j’écoute ses menaces et ses questions sans broncher. Finalement, je risque à nouveau d’être la raison de nombreuses vies brisées. Tout va dépendre de ma réponse et je sens qu’en ne mentant pas elle ne lui plaira pas non plus. En fin de compte, j’aurais dû disparaître plus tôt…



Il est impossible de redonner vie à des personnes décédées. L’argent sera inutile pour réduire le chagrin des familles en deuil et les amis laissés derrière. Et, puisque je suis méconnaissable, comment pourrais-je aller les trouver pour tenter de me mettre face à leur colère, si cela est encore possible ? Le temps doit être passé de sorte à ce que je ne puisse pas aller les trouver. De plus, qui sait s’ils ne sont pas partis pour trouver un endroit meilleur où vivre ? Ou bien, s’ils ne sont pas décédés eux aussi ? Il y a bien trop d’inconnues pour que je puisse réparer mes fautes autrement. Et en sauvant d’autres personnes ? La dernière fois que j’ai tenté, cela s’est terminé en un carnage…

Du coin de l'œil, je peux voir le voyageur se relever à côté de moi. Je tourne alors mon regard dans sa direction dans l’espoir de comprendre ce qu’il lui arrive. Je ne lui ai pas menti, alors il n’y a aucune raison pour qu’il me fasse du mal, et même s’il venait à le faire cela ne serait pas une mauvaise chose. Bien sûr, je ne ressens pas la douleur physique, mais peut-être que cette mort-ci pourrait m’amener à la rédemption. Vu la colère que je décèle sur les traits de mon interlocuteur, il est évident que mes explications ne lui conviennent pas. Dans ce cas, la rédemption pourrait finalement arriver. A moins qu’il n’estime que je ne la mérite pas et m’inflige les pires souffrances comme il me l’a promis. Je ne sais pas comment il compte s’y prendre et je dois avouer que cela m’effraie un peu.

Ses paroles me font mal, mais j’imagine que je ne peux pas protester. J’ai comme l’impression que je le dégoûte et c’est la raison pour laquelle il refuse que je le nomme comme je l’ai fait depuis le début. Un “rat”, hein ? Une vermine qui mérite la mort, donc… Devrais-je donc marquer mon âme du sceau perpétuel de la mort juvénile pour que plus personne n’ait plus jamais à supporter mon horripilante présence ? Je savais déjà que mon existence n’était bonne pour personne, mais je ne pensais pas à ce point. J’en viens à me demander comment mes mères, celle de cette vie et la précédente, ont pu me donner des noms aussi beaux. La première a sans doute pensé que j’étais voué à de grandes choses et espérait que je puisse surmonter tous les obstacles et me surpasser. Quant à la seconde… peut-être aimait-elle simplement cet océan brillant à côté duquel elle avait toujours vécu. Alors… m’avait-elle trouvé beau à ma naissance ? Mon âme ne l’est pas et je crains que d’autres femmes se fassent avoir à ma naissance. Je ne suis qu’un horrible monstre qui devrait simplement disparaître à tout jamais. Le monde s’en porterait mieux si j’en crois la tournure des événements et toute la haine qu’on me voue depuis que j’ai commis cette grave erreur.

Je ne réponds pas et ne cherche pas à retenir mon cadet qui se recule. Ses mots me blessent plus que ne pourraient jamais le faire les innombrables pierres qu’on pourrait me jeter. Je sens les larmes poindre à l’entente que je suis encore pire que tout ce que j’avais pensé à cause de mes actions présentes. Je n’avais jamais pensé qu’en cherchant à me faire souffrir ce serait accepter la souffrance des autres. Cela n’a jamais été ma prétention et je n’aurais pas laissé un enfant souffrir sous mes yeux. Je ne comprends pas comment il a pu en venir à de telles inepties. Pourquoi cela recommence-t-il ? Suis-je à ce point décalé par rapport au sens commun que je suis incapable de voir les conséquences de mes actions aux yeux des autres ? Après tout, mon but n’a jamais été d’apporter la mort à des milliers de personnes, tout comme je n’ai jamais rien fait pour faire souffrir les autres. Tout ce que j’ai fait, c’est supporter ce qu’on me faisait. C’est tout… Maintenant, puisqu’il veut me punir, comment compte-t-il s’y prendre ?

Je le vois sortir une flûte et la porter à sa bouche en ayant des yeux si rouges qu’on pourrait croire que le sang a pris la place de la couleur réelle de ses yeux. Je ressens une pression que je reconnais sans peine mais dans une telle mesure qu’elle est douloureuse. Du Yuan Qi. Il est en train d’appeler le mal sur ce village. Sans me préoccuper du reste, je cours en direction des maisons dans l’espoir de sauver quelqu’un. Malheureusement, je suis arrêté et, rapidement, je ne peux être que spectateur de l’atrocité dont cet homme me traitant de vermine ose commettre. Et je suis le pire ? Il ne fait de différence avec personne. Il met des enfants jeunes et immatures dans le même panier que ceux m’ayant fait beaucoup de mal. Il met ceux m’ayant offert quelques soins hors de la vue de tous dans le même panier également. Tout n’était pas à jeter. Personne ne devrait souffrir de la sorte. J’ai envie de vomir. Je ne peux que regarder et me débattre ne sert à rien. Finalement, tous sont transformés en cadavres et il ne reste que les maisons qui brûlent. Je me laisse choir au sol en regardant le feu ravager les lieux sans savoir quoi faire. Je voulais souffrir. C’est vrai. Mais pas au détriment d’autrui !! Ce n’est pas une rédemption ou même une punition. C’est juste une nouvelle faute qui s’ajoute aux autres. La faute de ne pas avoir menti pour empêcher ce désastre. La faute de ne pas avoir travaillé les armes qui auraient pu les sauver. La faute d’exister. Et maintenant… Que devrais-je faire ? Que puis-je faire qui ne deviendrait pas une faute en plus ?